2ème approche :
Interprétation quantitative des spectres
Pour comprendre l'origine de la deuxième transition pour le complexe \([\textrm{Cr}(\textrm H_2 \textrm O)_6]^{3+}\), il faut étudier plus en détail la structure électronique des ions de transition et tenir compte de la répulsion électron-électron. Jusqu'à présent celle-ci a été introduite dans le cas où elle est maximum, c'est-à-dire quand deux électrons occupent la même orbitale, sous la forme d'une quantité énergétique \(\textrm P\). Lorsque \(\textrm P\) est beaucoup plus grand que \(\Delta\), la structure électronique de l'ion considéré est profondément modifiée : le complexe à champ fort préfère associer tous ses électrons dans des orbitales \(\textrm t_{2\textrm g}\) par souci de gain en énergie. Lorsque deux électrons occupent deux orbitales différentes orientées dans l'espace dans une direction commune, la répulsion électron-électron est plus faible mais elle existe. Elle aura pour effet de créer à partir d'un état dégénéré issu d'une configuration plusieurs niveaux d'énergie différentes. Allons voir ce phénomène d'un peu plus près...
Une configuration donnée \((\textrm t_{2\textrm g})^\textrm a(\textrm e_\textrm g)^\textrm b\) donne naissance, à cause de la répulsion « électron-électron », à plusieurs niveaux d'énergie différents, représentés par un terme spectroscopique. Les transitions entre termes spectroscopiques ont des énergies couvrant le domaine du visible. Les spectres optiques des composés de coordination ne s'interprètent donc pas comme un saut électronique \(\textrm t_{2\textrm g} \to \textrm e_\textrm g\), mais comme une transition entre termes spectroscopiques.
De la même manière que nous avons comparé \(\textrm P\) et \(\Delta\) (= 10 Dq) jusqu'à maintenant, nous allons comparer la répulsion électron-électron traitée dans sa globalité (qui sera notée par la suite \(\textrm{RE}\)) et le champ cristallin. Commençons par examiner deux cas limite : la situation champ faible \(\Delta\ll \textrm{RE}\) et la situation champ fort \(\Delta\gg \textrm{RE}\).
Structure électronique des complexes champ faible
Le champ cristallin est faible, les effets de la \(\textrm{RE}\) dominent : \(\Delta \ll \textrm{RE}\). Nous considérons d'abord l'effet de la \(\textrm{RE}\) sur les niveaux d'énergie de l'ion libre. Les cinq orbitales \(\textrm d\) (ou si l'on tient compte du spin les dix spin-orbitales) sont toutes de même énergie. Pour la configuration \(\textrm d^3\), il faut placer trois électrons (ou trois objets) parmi dix spin-orbitales (ou dix cases). La statistique permet d'évaluer le nombre de possibilités de ranger \(\textrm p\) objets dans \(\textrm n\) cases, selon :
\(\textrm C^\textrm p_\textrm n=\frac{\textrm n!}{\textrm p!(\textrm n-\textrm p)!}\)
Avec \(\textrm n\), nombre de spin-orbitales et \(\textrm p\), le nombre d'électrons. Pour \(\textrm d^3\), \(\textrm n = 10\), \(\textrm p = 3\), soit \(\textrm C_\textrm n^\textrm P = 120\). Il existe 120 possibilités de ranger 3 électrons sur 10 spin-orbitales.
La configuration \(\textrm d^3\) regroupe à elle seule 120 états d'énergie équivalente égale à trois fois l'énergie d'une orbitale \(\textrm d\), soit \(3.\textrm E_d\). La \(\textrm{RE}\) va lever cette dégénérescence en créant huit niveaux d'énergie différents qui sont les termes spectroscopiques[1].
L'énergie de chaque terme est obtenue grâce à un calcul sophistiqué où interviennent des intégrales biélectroniques quantifiant la \(\textrm{RE}\) à l'aide des paramètres de Racah \(\textrm A\), \(\textrm B\) et \(\textrm C\). A titre d'exemple pour la configuration \(\textrm d^3\), on obtient le diagramme énergétique des termes spectroscopiques de la figure ci-contre.
Figure 8. Termes spectroscopiques de l'ion libre d3.
Sous chaque terme est indiqué en rouge la dégénérescence associée à chaque niveau.
Figure 8a. Termes spectroscopiques de l'ion complexé d3 champ faible.
Sous chaque terme est indiqué en rouge la dégénérescence associée à chaque niveau.
Considérons maintenant l'effet du champ cristallin sur les termes spectroscopiques de l'ion libre. Celui-ci n'agit que sur la partie orbitalaire (la multiplicité de spin ne sera pas modifiée) en continuant à lever la dégénérescence orbitale des termes. Par exemple, de la même façon que les cinq orbitales \(\textrm d\) sont éclatées sous l'effet d'un champ octaédrique en trois orbitales \(\textrm t_{2\textrm g}\) et deux orbitales \(\textrm e_\textrm g\), les termes de symétrie \(\textrm D\) seront éclatés en termes \(\textrm T_{2\textrm g}\) et \(\textrm E_\textrm g\). Les termes de symétrie \(\textrm F\) seront transformés en \(\textrm A_{2\textrm g} + \textrm T_{1\textrm g} + \textrm T_{2\textrm g}\). Seuls ont été représentés sur la figure ci-contre les termes spectroscopiques de multiplicité de spin \(2\textrm S + 1 = 4\).
Structure électronique des complexes champ fort
Le champ cristallin est fort, \(\Delta\gg \textrm{RE}\), et ses effets sur les niveaux d'énergie dominent.
L'effet du champ cristallin sur une configuration \(\textrm d^\textrm n\) est traité dans un premier temps. Ainsi les orbitales \(\textrm d\) deviennent en champ octaédrique les orbitales \(\textrm t_{2\textrm g}\) d'énergie \(- \frac{2}{5} \Delta\) et les orbitales \(\textrm e_\textrm g\) d'énergie \(-\frac{3}{5}\Delta\). A partir de la configuration \(\textrm d^3\), on obtient trois configurations d'énergie et de dégénérescence différentes (comme précédemment, la dégénérescence est calculée à l'aide d'un \(\textrm C_\textrm p^\textrm n\), pour les orbitales \(\textrm t_{2\textrm g}\) (resp. \(\textrm e_\textrm g\)) \(\textrm p\) vaut 6 (resp. 4) ) :
\((\textrm t_{2\textrm g})^3\) d'énergie égale à , \(3.(-\frac{2}{5}\Delta) = -\frac{6}{5} \Delta\) dégénérée 20 fois.
\((t_{2g})^2 (\textrm e_\textrm g)^1\) d'énergie égale à \(2.(-\frac{2}{5}) \Delta + \frac{3}{5} \Delta = -\frac{1}{5} \Delta\), dégénérée 60 fois.
\((\textrm t_{2\textrm g})^1 (\textrm e_\textrm g)^2\) d'énergie égale à \((-\frac{2}{5}) \Delta + 2.(+\frac{3}{5} \Delta) = +\frac{4}{5} \Delta\), dégénérée 36 fois.
\((\textrm e_\textrm g)^3\) d'énergie égale à \(3.(+\frac{3}{5}\Delta) = +\frac{9}{5}\Delta\), dégénérée quatre fois.
La \(\textrm{RE}\) a pour effet de lever partiellement cette dégénérescence pour créer les séries de termes spectroscopiques déjà identifiés dans la première situation. Cette situation donne accès à l'énergie des termes. Seuls ont été représentés sur la figure ci-dessous les termes spectroscopiques de multiplicité de spin \(2\textrm S + 1 = 4\).
Sous chaque terme est indiqué en rouge la dégénérescence associée à chaque niveau
Corrélation « champ faible-champ fort ». Diagrammes de Tanabe-Sugano
La réalité étant très souvent intermédiaire entre un champ faible et un champ fort, on établit une corrélation termes à termes de l'approche champ faible vers l'approche champ fort (figure ci-dessous).
Sous chaque terme est indiqué en rouge la dégénérescence associée à chaque niveau.
Cette corrélation aboutit à la construction d'un diagramme de Tanabe-Sugano (figure ci-dessous), où l'énergie des termes est portée selon \(\frac{\textrm E}{\textrm B} = f(\frac{\Delta}{\textrm B})\), \(\textrm B\) étant le paramètre de Racah. Le terme fondamental est ainsi confondu avec l'axe des abscisses. Toutes les transitions partent de ce terme.
Interprétation quantitative des spectres
Interpréter un spectre signifie que l'on est capable d'identifier les termes excités atteints lors de chacune des transitions en considérant le diagramme de Tanabe-Sugano décrivant la configuration étudiée. Une interprétation qualitative du spectre de \([\textrm{Cr}(\textrm H_2 \textrm O)_6]^{3+}\) (configuration \(\textrm d^3\), diagramme figure de la section précedente) est la suivante :
Le terme fondamental est \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\), terme issu de la configuration de plus basse énergie \((\textrm t_{2\textrm g})^3\).
La configuration excitée de plus basse énergie est \((\textrm t_{2\textrm g})^2 (\textrm e_\textrm g)^1\). La \(\textrm{RE}\) va créer deux termes spectroscopiques de même multiplicité de spin que le terme fondamental \(\textrm{}^4 \textrm T_{2\textrm g}\) et \(\textrm{}^4 \textrm T_{1\textrm g}\). On obtient deux transitions dans le domaine du visible :
1 ère transition : \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\to \textrm{}^4 \textrm T_{2\textrm g}\)
2 ème transition : \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\to\textrm{}^4 \textrm T_{1\textrm g}\)
A priori, une troisième transition devrait être observée, correspondant à la transition entre l'état fondamental \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\) et le terme excité \(\textrm{}^4 \textrm T_{1\textrm g}\) le plus haut en énergie. Dans les faits, cette transition est trop haute en énergie pour être observée dans le domaine du visible.
On remarque que l'on a volontairement négligé la transition vers les termes excités \(\textrm{}^2 \textrm E_\textrm g\), \(\textrm{}^2 \textrm T_{1\textrm g}\).
En effet la transition du terme fondamental \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\) vers ces deux termes de même énergie est une transition qui modifie le spin du système. Ce type de transitions est interdit selon les règles de sélection, donc à priori non observable. Or, si on examine le spectre de manière attentive, il existe un épaulement dans le pied de la bande correspondant à la transition \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\to\textrm{}^4 \textrm T_{2\textrm g}\) situé en dessous de 16 000 cm-1. Cet épaulement correspond à la transition \(\textrm{}^4 \textrm A_{2\textrm g}\to \textrm{}^2 \textrm E_\textrm g, \textrm{}^2 \textrm T_{1\textrm g}\), peu intense masquée par la transition permise de spin. Des mécanismes de relaxation mentionnés au début de ce chapitre sont à l'origine de son observation.
Une fois l'analyse qualitative effectuée, l'interprétation quantitative du spectre permet de déterminer \(\Delta\) et \(\textrm B\). Pour cela, nous allons effectuer une résolution graphique.
Pour déterminer les deux inconnues \(\Delta\) et \(\textrm B\), nous allons effectuer une résolution graphique.
Nous remarquons sur le diagramme que la pente du premier terme excité \(\textrm{}^4 \textrm T_{2\textrm g}\) est égale à un. Par conséquent, on a pour ce terme \(\frac{\textrm E_2}{\textrm B} = 1.\frac{\Delta}{\textrm B}\), soit \(\textrm E_2 = \Delta\) . La première transition nous donne directement la valeur de \(\Delta\), soit \(\Delta = 17400\textrm{ cm}^{-1}\). Pour estimer \(\textrm B\), nous calculons le rapport \(\frac{\frac{E_2}{\textrm B}}{\frac{E_1}{\textrm B}} = \frac{\textrm E_2}{\textrm E_1}\), soit \(\frac{24600}{17400} = \textrm{1,41}\). Cette astuce nous permet d'éliminer l'inconnue \(\textrm B\) sur un des axes. On cherche alors graphiquement le rapport correspondant \(\frac{\textrm E_2}{\textrm E_1} = \textrm{1,41}\) sur l'axe des ordonnées, et quand il est trouvé, il suffit de lire sur l'axe des abscisses la valeur de \(\frac{\Delta}{\textrm B}\), soit dans ce cas 25. On trouve donc pour \(\textrm B = 700\textrm{ cm}^{-1}\).
Séries spectrochimique et néphélauxétique
Série spectrochimique : influence du ligand sur la valeur \(\Delta\)
Pour un même ion entouré de ligands différents, les spectres des complexes correspondants ont des allures comparables (nombre de bandes et intensité), mais la position en énergie varie. Par exemple, le spectre de l'ion \([\textrm{Cr}(\textrm{NH}_3)_6]^{3+}\) présentent deux transitions à 21 550 cm-1 et 28 500 cm-1. \(\Delta\) vaut donc dans ce cas 21 550 cm-1. Des études systématiques sur de nombreux complexes ont permis d'établir la série spectrochimique suivante :
\(\textrm{I}^-<\textrm{Br}^-<\textrm{SCN}^-<\textrm{Cl}^-<\textrm{F}^-<\textrm{OH}^-<\textrm{CH}_3\textrm{COO}^-<\textrm{C}_2\textrm{O}_4^{-2}<\textrm{H}_2\textrm{O}<\textrm{NCS}^-<\textrm{NH}_3<\textrm{en}<\textrm{NO}_2^-<\textrm{CN}^-<\textrm{CO}\atop\substack{\mathbf{\Delta\textrm{ croissant}\longrightarrow}}\)
Cette série est valable pour n'importe quel ion \(3\textrm d\), la charge de l'ion étant constante. De la gauche vers la droite de la série, se trouvent des espèces créant des champs de ligands de plus en plus forts. Cette série est très utile, car elle permet de connaître la force relative du champ de ligands créé par une espèce liée à un ion métallique. Elle sert de guide aux chimistes souhaitant synthétiser des molécules à champ faible ou fort.
Série néphélauxétique : influence du ligand sur la valeur de \(\textrm B\)
De manière analogue, la variation de \(\textrm B\) selon la nature de \(\textrm L\) est illustrée par la série néphélauxétique, selon :
\({\textrm I^- < \textrm{Br}^- < \textrm{CN}^- < \textrm F^- < \textrm{Cl}^- < \textrm{NH}_3 < \textrm H_2\textrm O < \textrm F^- \ll \textrm{B}_0 (\textrm{ion libre})}\atop\substack{\mathbf{\textrm B \textrm{ croissant}\longrightarrow}}\)
La réduction de \(\textrm B\) par rapport à la valeur mesurée pour l'ion libre en phase gazeuse traduit la nature covalente des liaisons « métal-ligand ». En effet, si \(\textrm B\) diminue dans un complexe, cela signifie que les électrons participant à la liaison sont moins sujets à la \(\textrm{RE}\)
\(\), par conséquent qu'ils occupent des zones de l'espace plus grandes. Cette expansion du nuage électronique dans un complexe est le résultat de la formation d'orbitales moléculaires.
Par conséquent, les ligands à gauche de la série (possédant un paramètre \(\textrm B\) petit) sont des espèces dont le nuage électronique est facilement déformable, qui se prête bien à la formation d'une liaison covalente : on parle de ligands (ou base de Lewis) mous. Par contre, à droite de la série, les ligands ont des nuages électroniques peu déformables, la liaison formée avec le métal est davantage ionique : on parle ici de ligands (ou bases de Lewis) durs.