Les mécanismes de fragmentation

Dans ce qui suit nous allons développer l'étude des fragments spécifiques des différentes fonctions de la chimie organique. Il va de soi qu'une meilleure compréhension, donc une mémorisation et une remédiation de ces informations, repose sur une possibilité de systématiser leur production. Il y a donc eu en spectrométrie de masse une approche mécanistique qui a accompagné l'observation des premières fragmentations. Les avis sont partagés sur cette approche, nous retiendrons que la recherche systématique d'écriture de mécanismes comme leur négation a priori, sont des tendances excessives.

Les contributions de Mac Lafferty à cette recherche et l'établissement de quelques solides mécanismes dont un qui porte son nom, ont fait que sa systématique est désormais retenue. Nous allons la résumer ci-dessous, mais ne perdez pas de vue que certains ions échappent à toutes approches mécanistiques raisonnables.

Attention

Nous avons trouvé des sources divergentes pour identifier les liaisons concernées par l'ionisation.

Assez couramment, la liaison séparant un site chargé (hétéroatome par exemple) de l'atome en \(\alpha\) est appelée liaison en \(\alpha\) et la coupure concernant cette liaison est une coupure \(\alpha\), (Mac Lafferty la nomme liaison adjacente) ; la liaison suivante entre l'atome en \(\alpha\) du site et l'atome en \(\beta\) est appelée liaison \(\beta\) et la coupure concernant cette liaison est appelée coupure en \(\beta\) (Mac Lafferty la nomme coupure \(\alpha\)). Il est évident que se sont les atomes qui sont en position \(\beta\) ou en \(\alpha\) position et non pas les liaisons. Nous n'avons pas retenu la nomenclature relative à ces liaisons selon Mac Lafferty dans la mesure ou il peut y avoir confusion entre adjacent ou \(\alpha\). A ce seul choix pédagogique près, retenu dans de nombreux ouvrages (Silverstein par exemple), nous nous référerons pour le reste à l'approche de Mac Lafferty.

L'énergie transmise lors de l'ionisation électronique est importante. Si l'énergie échangée est proche du potentiel d'ionisation on observera uniquement le pic parent P ou \(\textrm M^{+\bullet}\) (on parle alors d'ion froid). Mais pour s'assurer l'ionisation de la plupart des molécules, on utilise une énergie de 70 eV pour les électrons traversant la chambre d'ionisation. Cela conduit à la transmission d'une grande quantité d'énergie à la molécule qui au-delà de son ionisation, va pouvoir entamer des processus réactionnels. Ces réactions sont forcément internes puisque le vide poussé limite les "partenaires réactionnels" à la seule molécule ionisée.

Avant de décrire les différentes coupures et réarrangement identifiés, notons enfin que la durée de vie de l'ion est très courte (\(10^{-6}\) seconde environ) et qu'il y a lieu de retenir que l'on observera des produits cinétiques plutôt que thermodynamiques.

Les parités électroniques et de masse

Les ions sont caractérisés par leur composition électronique (cation ou cation radicalaire) et leur masse (paire ou impaire). Des indices importants sont portés par ces deux informations.

Electrons :

Les molécules organiques sont constituées « d'édifices électroniques » pairs. On retrouve ici la règle d'appariement des électrons dans les molécules : couple d'électron des paires libres, couple électrons des liaisons. Dans les dessins qui suivent nous n'écrirons pas les électrons des couches internes mais seulement ceux de valences (représentation de Lewis) et les couleurs attribuées aux atomes et aux électrons n'ont qu'une visée pédagogique, l'apport électronique de deux atomes à une liaison étant bien entendu non différentiable.

Ainsi, l'ion moléculaire qui résulte de l'arrachement d'un électron conduit à un cation radicalaire, ce qui traduit la présence d'un électron célibataire (radical) et d'un cation (déficit d'un électron) : cet ion est caractérisé par un nombre impair d'électron, on le note OE + (de l'anglais Odd Electron).

Lorsque la molécule porte une double liaison ou un hétéroatome, il est coutumier de faire apparaître cet électron célibataire et la charge traduisant l'absence de l'électron arraché en lieu et place de la double liaison ou d'une des paires libres de l'hétéroatome

Cette présentation est très utile pour l'écriture des mécanismes mais elle n'établie pas que l'ionisation se fait spécifiquement sur ce type d'électron dans tous les cas. Elle reprend cependant l'idée d'une plus grande disponibilité (localisation et potentiel d'ionisation) des électrons \(\pi\) ou n vis à vis des \(\sigma\) ou des électrons des couches internes lors de l'ionisation initiale

La fragmentation d'un ion moléculaire la plus simple à imaginer est celle qui s'effectue sur une liaison sigma proche de la charge

Ainsi pour cet alcool, le pic parent est assimilé à \(\textrm{R-OH}^{+\bullet}\).

La coupure de la liaison entre \(\textrm R\) (\(\textrm{CH}_3\textrm{-CH}_2\) par exemple) et \(\textrm{OH}\) va conduire à deux types de fragments, l'un conservant l'électron célibataire et l'autre la charge, selon

La structure électronique de \(\textrm R^\bullet\) est celle d'un radical avec un nombre d'électron impair, c'est aussi le cas du radical \(\textrm{HO}^\bullet\). En revanche, le fragment cation compte pour sa part un nombre pair d'électron (en anglais EE+ (Even Electron ion)).

Masses de P et de ses fragments :

Il est utile maintenant de parler de la masse de ces différents ions. Nous avons vu lors de l'étude du pic moléculaire que l'ion moléculaire était décomposé en fait en un ensemble de pics isotopiques, qui réserve pour les cas les plus courants la plus forte intensité à l'ion composé des isotopes les plus légers (sauf combinaison particulière telle que les dibromés qui privilégient le P+2). Ce qui suit traite donc de P et de ses fragments successifs (conservation de la composition isotopique) supposés les plus intenses, chacun accompagné de ses isotopomères à des masses supérieures.

En absence d'azote, les composés organiques classiques ont une masse moléculaire paire. Connue sous le nom de règle de l'azote, cette propriété prend en compte que la contribution à la masse molaire

  • de l'isotope 12 du carbone et 16 de l'oxygène, indépendamment de leur nombre, est paire,

  • et des monovalents associés \(\textrm{}^1\textrm H\), \(\textrm{}^{19}\textrm F\), \(\textrm{}^{35}\textrm{Cl}\), \(\textrm{}^{79}\textrm{Br}\), \(\textrm{}^{127}\textrm I\), tous de masses impaires mais toujours en nombre pair du fait des valences paires de \(\textrm O\) et \(\textrm C\), est paire aussi.

L'azote a certes une masse paire mais sa trivalence nécessite trois monovalents ce qui conduit à une masse totale impaire ; les cas de \(\textrm{CH}_4\) (16u) et \(\textrm H_2\textrm O\) (18u) sont à opposer à \(\textrm{NH}_3\) (17u).

Les indicateurs de masse et de nature radicalaire :

En regroupant les informations précédentes, on arrive à une pré-lecture rapide des spectres et des fragments présents.

En absence d'azote :

La masse de P, soit \(\textrm M^{+\bullet}\), est paire (exemple ci-dessus \(\textrm C_2\textrm H_6\textrm O\) 46u). Le fragment chargé et le radical neutre issus de la dissociation de cet ion radicalaire, sont tous deux de masses impaires (exemple : \(\textrm{OH}\) 17u et \(\textrm C_2\textrm H_5\) 29u).

L'observation parmi les fragments (à isotopes légers bien entendu !) d'un ion de masse paire traduit donc la présence d'un nouveau cation radicalaire (assimilable à l'ionisation d'une molécule plus légère que \(\textrm M^{+\bullet}\) et de même nature électronique). Un tel ion est un marqueur de réarrangement, généralement le retour d'un \(\textrm H^{+\bullet}\) sur l'ion non radicalaire (type EE) qui devient de ce fait un ion radicalaire de type OE (+ un électron et + 1u soit l'inversion des parités électronique et de masse). Le neutre libéré a alors dans ce cas une structure de molécule, plus de radical et nécessairement une masse paire.

On peut conclure en retenant que :

En l'absence d'azote, tout ion de masse paire a un nombre impair d'électron et est un cation radicalaire.

Réciproquement, tout ion de masse impaire a un nombre pair d'électron et est un cation.

Il n'y a pas d'exception pour les molécules contenant \(\textrm C\), \(\textrm H\), \(\textrm O\), \(\textrm S\), \(\textrm P\) et halogènes.

En présence d'azote :

La situation se complique nettement, tout dépendant alors du nombre d'azote présent.

En effet, la règle de l'azote est associée au nombre de valence impair (3) caractéristique de \(\textrm N\). Mais en présence de deux, et plus généralement d'un nombre pair d'azote (pour 2 \(\textrm N\) on a six valences), on se retrouve, du moins pour le pic P, en situation de parité (la masse de \(\textrm H_2 \textrm{N-NH}_2\) est 32u, paire). Pour les fragments (non chargé et ion) issus d'une telle molécule à nombre pair d'azotes, tout est possible, la coupure d'une liaison, donnera deux fragments pairs si les fragments sont tous deux azotés, alors que les fragments seront tous deux impairs si les deux N sont présents sur l'un d'eux. Dans ce dernier cas, le fragment non azoté est par exemple de type radical alkyle donc bien impair. L'observation rapide d'un réarrangement sur la base des parités n'est plus alors évidente car le statut de parité est très dépendant du lieu de coupure.

En présence d'un azote, on observe la règle de l'azote et la masse de P, \(\textrm M^{+\bullet}\), est impaire. La coupure d'une liaison dans cette molécule va conduire à deux fragments, l'un pair (celui qui contient l'azote), l'autre impair plus classiquement. Un spectre qui présent un P impair et des ions pair et impair est certainement celui d'une molécule azotée. Il est difficile d'en dire plus pour trois azotes et autre variante impaire. On retiendra :

Un pic parent impair est un bon marqueur de la présence d'un nombre impair d'azote dans la molécule.