L'hypothèse sélective : l'action des prédateurs

L'hypothèse sélective : l'action des prédateurs

Dès le XIXème siècle, on remarqua une corrélation positive entre la fréquence de la forme mélanique et la pollution industrielle. Celle-ci contribue à la disparition des lichens sur les bouleaux et au noircissement de ces arbres. Le phénomène fut décrit sous le terme de "mélanisme industriel". La distribution géographique des différentes formes en Grande Bretagne est d'ailleurs très suggestive.

La figure 4 présente la distribution des fréquences des deux formes vers la moitié du XXème siècle. On remarque que la forme mélanique est majoritaire dans les régions industrielles du nord et de l'est, tandis que la forme claire prédomine dans les régions rurales de l'Ecosse et du sud-est de l'Angleterre.

Le rejet du modèle Lamarckien

L'hypothèse la plus répandue supposait alors une action dirigée de l'environnement, modifiant un caractère héréditaire d'un organisme pour mieux adapter celui-ci à son milieu. Le caractère serait alors transmis sous la forme nouvellement acquise. Cette hypothèse, très ancienne, a été formalisée plus particulièrement par Lamarck (1744-1829). Elle est souvent présentée sous le terme "d'hérédité des caractères acquis".

L'idée centrale de l'hypothèse lamarckienne est celle d'une action directe (non-aléatoire) de l'environnement sur le caractère adéquat. Il ne s'agit donc pas d'une simple mutation au hasard. Dans le cas du mélanisme industriel, on a supposé par exemple que la modification de l'environnement ou l'ingestion de suie par les chenilles induisait directement le changement de couleur chez les femelles reproductrices. En termes actuels, il s'agirait d'une mutagenèse dirigée.

Compte tenu des connaissances actuelles sur le matériel génétique on conçoit les difficultés de cette hypothèse. Il faudrait en effet que l'environnement "reconnaisse" le gène adéquat pour le modifier, et ceci, spécifiquement dans le "bon sens". De nombreuses expériences ont été réalisées pour examiner cette hypothèse, mais aucune ne permet actuellement de la retenir.

Le modèle Darwinien

Dès 1897, certains chercheurs proposèrent une explication au mélanisme industriel dans le cadre de la sélection naturelle. Tutt fut le premier à suggérer que les individus typica posés sur des arbres clairs car couverts de lichens, étaient mieux camouflés des oiseaux prédateurs que les individus carbonaria. L'inverse se produisait s'ils reposaient sur des arbres apparaissant plus sombres car dépourvus de lichens. Les deux formes seraient alors consommées de façon différente selon le type de support, la forme mélanique étant avantagée sur des arbres sombres. Elle se serait ainsi répandue facilement dans les régions industrialisées, suite à la modification de la surface des bouleaux par la pollution. Les figures 5 et 6 montrent l'efficacité d'un tel camouflage, tout au moins aux yeux humains!

Cependant elle apparaît plausible lorsque l'on sait que les oiseaux sont à peu près les seuls prédateurs d'insectes qui repèrent leurs proies à la vue. Il convient donc d'approfondir l'étude.

Figure 5
Figure 6.a

Expériences de capture et recapture

L'hypothèse sélectionniste fut développée par Ford et mise à l'épreuve par Kettlewell dans les années 1950. Il utilisa la méthode des captures-recaptures (dans plusieurs séries d'expériences).

Un grand nombre de phalènes des deux formes furent marquées ventralement, puis relâchées. Quelques jours après, une nouvelle campagne de captures fut menée, et les individus marqués des deux formes, furent dénombrés.

Les résultats de la première série d'expériences, réalisées en 1953 dans la région industrielle de Birmingham, sont présentés dans le tableau suivant.

Forme [carbonaria]

Forme [typica]

Total

Nombre d'individus marqués relâchés

447

137

584

Nombre d'individus marqués recapturés

123

18

141

% de marqués recapturés

27,5%

13,1%

Pour analyser ces données nous utiliseront un test d'homogénéité ou d'égalité de proportions.

Il s'agit bien de comparer les deux échantillons en faisant l'hypothèse nulle qu'ils sont "identiques" (extrait de deux populations ayant la même loi de distribution).

Vous vérifierez que la valeur du critérium \(\chi^{2}\) calculé est de 7,73. Soit avec 1 degré de liberté, P = 0,006.

L'hypothèse nulle doit donc être rejetée.

Les différences observées sont donc statistiquement significatives (au seuil de 1 %) et l'on peut dire que, cette année là dans la région de Birmingham, la fréquence des formes mélaniques recapturées était environ deux fois supérieure à celle des formes claires recapturées.

Quelques hypothèses d'interprétation

Il convient maintenant de chercher une explication à la différence observée.

Plusieurs hypothèses sont possibles, par exemple :

  1. Les formes mélaniques sont plus facilement attirées par les pièges des expérimentateurs.

  2. Les formes claires sont plus mobiles, elles s'éloignent plus et seront moins fréquemment recapturées.

  3. Les formes claires survivent moins longtemps, et donc les formes mélaniques marquées sont proportionnellement plus nombreuses au bout de quelques jours.

  4. Les formes mélaniques sont moins repérées et donc moins mangées par les oiseaux.

En fait ces quatre interprétations sont raisonnables, mais en l'état actuel de nos données il est prématuré de dire laquelle, ou lesquelles, sont "bonnes". On ne dispose d'aucun argument pour les discuter ; il va donc falloir proposer de nouvelles expériences, pour mettre à nouveau à l'épreuve chacune de ces idées.

Nouvelles expériences de capture et recapture

Il faut donc réaliser un certain nombre d'expériences complémentaires pour trancher entre les différentes hypothèses. Nous présenterons simplement ici les résultats d'expériences de captures-recaptures effectuées dans deux régions proches, mais différentes par leur taux de pollution.

Le tableau suivant résume les résultats obtenus dans des zones boisées "non polluées" de la région du Dorset et dans celles "polluées" situées à proximité de Birmingham (Kettlewell, 1955).

Forme [Carbonaria]

Forme [Typica]

Total

Dorset (1955)

marqués relâchés

marqués recapturés

% de recapturés

473

30

6,3%

496

62

12,5%

969

92

-

Birmingham (1955)

marqués relâchés

marqués recapturés

% de recapturés

154

82

52,3%

64

16

25,0%

218

98

-

Étudiez attentivement ce tableau.

Relever ces valeurs dans votre cahier personnel d'expériences. Comparez les différents taux de recapture entre les régions.

La comparaison de ces données met en évidence des différences statistiquement significatives pour les taux de recapture, en fonction des régions. Les deux morphes sont recapturés différemment selon la région. Il apparaît donc que la technique de capture-recapture (qui elle est toujours la même) n'est pas responsable des différences observées.

Estimation des valeurs sélectives

On rejettera donc les hypothèses 1 et 2 précédemment émises :

  1. Les formes mélaniques sont plus facilement attirées par les pièges des expérimentateurs,

  2. Les formes claires sont plus mobiles, elles s'éloignent plus et seront moins fréquemment recapturées.

    Kettlewell interprète ces données en termes de survie différentielle, ce qui revient à retenir les hypothèses 3 et 4 précédentes :

  3. Les formes claires survivent moins longtemps, et donc les formes mélaniques marquées sont proportionnellement plus nombreuses au bout de quelques jours,

  4. Les formes mélaniques sont moins repérées et donc moins mangées par les oiseaux.

On peut alors en déduire une estimation des valeurs sélectives, en considérant les taux de recapture comme représentatifs des taux de survie. D'où :

Forme mélanique

Forme claire

CC et Cc

cc

Taux de survie

0,063

0,125

Dorset

Valeur sélective relative

0,0631 / 0,125

w1 = w2 = 0,50

0,125/0,125

w3 = 1

Taux de survie

0,523

0,250

Birmingham

Valeur sélective relative

0,523 / 0,523

w1 = w2 = 1

0,250 / 0,523

w3 = 0,48

Ces observations directes mettent clairement en évidence le rôle de la prédation.

Question

Les valeurs obtenues suggèrent ainsi :

  1. que les formes claires sont désavantagées dans les régions polluées et avantagées dans les régions non polluées ?

  2. que les formes mélaniques sont avantagées dans les régions non polluées et désavantagées dans les régions polluées ?

  3. qu'aucune des formes ne présente d'avantage relatif ?

  4. que les formes mélaniques sont avantagées dans les régions polluées et désavantagées dans les régions non polluées ?

Réponse

En effet, les formes claires sont avantagées en région non polluée et les formes mélaniques en zone polluée. Cette interprétation correspond de plus à ce qui a été observé dans la nature pour la variation de la fréquence de la forme mélanique entre régions urbaines et rurales. La figure 7 présente ces résultats et montre l'existence d'une variation continue entre ces régions (Bishop, 1978). Ce gradient s'explique par l'interaction entre la sélection différentielle subie par les populations selon les habitats et par les mouvements migratoires entre populations.

Figure 7